La particularité de cette enquête tenait en ce simple constat : Carla, célèbre meneuse de revues des années vingt est retrouvée morte dans sa loge au Moulin Rouge. Aucune trace d’effraction mais la certitude que le meurtre avait bien été commis au sein du célèbre cabaret.
La commissaire de police était une femme atypique. Bien loin, de ces sempiternelles jeunes femmes bien maquillées, bien pomponnées qui jouent la commissaire dans de sempiternelles séries télévisées, Jocelyne Legrand, la cinquantaine arborait imperturbable un imperméable sur un pull marine sans forme. Toujours, en pantalon, elle allait à l’essentiel et parlait avec autorité. Elle savait que ses collegues hommes étaient toujours prêts à la contester. Donc c’était une lutte de chaque jour car elle savait qu’à la moindre erreur elle perdrait son poste.
Jocelyne étudia avec attention la scène du crime. Dans une loge tendue de reps rose avec des fauteuils couverts de fausse fourrure rose, Carla gisait à terre, ses jupes relevées, A sa poitrine, une étoile rouge d’où partaient deux filets de sang. Ses bottines à lacets gisaient à cote du corps comme si Clara avait été surprise par l’assassin au moment même où elle se chaussait. Les grands yeux noirs de Carla étaient fixés sur la porte par laquelle était entré son meurtrier. Dans ce regard fixe, Jocelyne lisait facilement la peur, la surprise. Clara connaissait certainement son assassin. L’arme avait disparu mais le légiste avait conclu que sûrement c’était un couteau pointu ou un stylet : la plaie était petite, profonde et sans nul doute le coup avait été porté par un expert en chirurgie ou un boucher.
Jocelyne éprouvait une curieuse sensation : comme si dans ce décor superficiel, une vérité pouvait se révéler ; il n’y avait qu’à s intéresser au passé de la danseuse.
Clara travaillait depuis cinq ans au Moulin Rouge. Le prestigieux cabaret exigeait efforts journaliers, discipline parfaite et compétition acharnée entre tous les danseurs. Déja apres une formation en danse classique, Clara avait abandonné ses rêves de devenir une étoile. Et puis, elle avait dû pour raisons financières choisir un métier qui rapportait davantage et plus vite que des années où elle serait simple sujet dans les ballets à l’opéra.
Jocelyne avait appris toutes ces informations de la directrice. Cette femme d’une cinquantaine d’années avait, elle même, été meneuse de revue, puis régisseuse enfin elle avait pu succéder au directeur en place.
- « Que savez vous de Carla , de sa famille, de son passé ?
- Non, pas grand chose. Je crois qu’elle vient d’un milieu ouvrier. Elle ne recevait jamais de coups de téléphone ici. Elle m’a dit une fois, qu’elle avait quitté ses parents pour suivre un homme plus âgé, une sorte de Pygmalion qui lui avait payé ses études de danse, l’avait aidée à obtenir ce poste envié de danseuse au Moulin rouge!
- C’était son amant ?
- Probablement ! Une fille pauvre est bien obligée de céder à celui qui la prend en charge financièrement. Et puis les hommes d’un certain âge remplacent le père et s’ils savent se faire aimer, les filles ne peuvent résister à leur ascendant.»
La directrice restait songeuse. Se souvenait-elle de sa propre histoire en racontant celle de Clara ?
Pour couper court, la quinquagénaire prétexta une tâche urgente et tourna les talons.
Jocelyne demanda aux autres danseuses de venir dans la salle de spectacle pour répondre à ses questions.
Les filles se ressemblaient : toutes de la même taille, la même corpulence. D’ailleurs, elles avaient gardé leur costume de scène. Cette jupe à frou-frou, aux couleurs bleu, blanc, rouge. Il fallait rappeler à tous les spectateurs, surtout les étrangers que le cancan est la danse caractéristique de la France d’où son nom «french cancan» d’après les termes que les Anglais, les Américains qui venaient s’encanailler à Paris.
Jocelyne interrogea la danseuse la plus proche d’elle. Elle se nommait Valérie et révéla des caractéristiques du comportement de Clara
- «Clara était passionnée, même révoltée : elle ne supportait pas les ordres donnés par les hommes, surtout !»
- «Sûrement qu’elle avait connu un type violent : je me souviens qu’une fois alors qu’elle se maquillait, elle a caché sous du fond de teint une marque de doigts sur son cou et une griffure au visage. Pour moi, elle avait été frappée mais elle n’avait rien voulu m’avouer.» rajouta la blonde Eliane.
- «Bof, c’est le cas de tant de femmes. Quand ils nous voient sur scène, les hommes nous applaudissent, nous font la cour mais dès qu’une fille cède, l’homme se conduit en maître, en dictateur et il peut nous battre par jalousie.» intervint Gilberte, une brune au visage mutin.
Elles soupirèrent en choeur.
Jocelyne voulait savoir quand Eliane avait vu les traces de violence sur le visage de Clara.
Une quatrième danseuse Francine allait répondre mais tout d’un coup, la directrice Mme Lavaner lui coupa la parole.
- « mesdemoiselles, vous n’êtes pas payées pour bavasser mais pour danser ; répétition dans un quart d’heure !»
Jocelyne fit semblant de quitter la salle mais elle interrogea la préposée au vestiaire, le concierge. Ceux-ci éludèrent les questions : ils ne savaient rien.
La commissaire n’abandonna pas la partie. Elle demanda au jeune inspecteur Raymond, un beau brun aux yeux verts, de venir voir le spectacle du soir et de faire parler les habitués, les filles. Devant une coupe de champagne, les langues se délient.
Lieu mythique du Paris canaille empreint encore du souvenir de Toulouse-Lautrec qui, en peignant Valentin le dessossé ou la Goulue avait assuré pour toujours la célébrité du cabaret dans le monde entier.
Un homme de petite taille attirait les passants par ses boniments devant le Moulin Rouge. Des videurs au visage patibulaire contrôlaient les entrées.
Raymond suivit le flot des touristes. Il s’installa à une table circulaire éclairée par des bougies pour créer une ambiance intime. La couleur rouge prédominait partout ; sur les murs, sur les tables, toujours sur les rideaux de la scène. Ce rouge énergisant pour donner aux participants de la soirée un certain dynamisme. Rouge aussi pour le luxe comme le pourpre utilisé par les empereurs romains.
Les moyens financiers de Raymond ne lui permettaient pas de commander un repas, alors il se contenta de se faire apporter deux coupes de champagne. La serveuse, une blonde qui lui rappelait le tableau de Manet repésentant un bar dans lequel une employée se regardait dans un miroir. Il l’invita avec son beau sourire ravageur. La demoiselle battit des cils. Raymond savait que les serveuses étaient payées au pourboire, surtout. C’est pour cela qu’elles acceptaient de boire avec les dineurs : pour chaque bouteille de champagne achetée, elles touchaient une commission. Sylvie s’asit, donc auprès de Raymond et répondit avec amabilité à ses questions.
- «Connaissiez vous la jeune danseuse qui a été assassinée ? Clara, je crois !
- Vous savez les danseuses et les serveuses ne se mélangent pas ici. La seule chose que je sais, c’est que Clara défendait les femmes battues et même des prostituées. Elle luttait pour l’émancipation des femmes, pour le droit de vote.
- Mais, je croyais qu’elle avait un protecteur.
- Toutes les filles ont un amant. Certains même appartiennent à la mafia. Comme elle était meneuse de revue, Clara avait des ennemis.
- des ennemis ? femmes ou hommes ?
- les deux ! Parce qu’elle était une femme libre, indépendante, parce qu’elle défendait les femmes battues, les prostituées, Clara déplaisait aux hommes de la mafia : ils auraient bien voulu la faire taire.
Parce qu’elle était meneuse de revue, les boys lui en voulaient : orgueuilleux, ils ne voulaient pas qu’une femme commande.
Même les filles la jalousaient.
- Elle n’avait pas d’amie, alors ?
- Je ne sais pas. Je me souviens d’une danseuse qui a été mise à la porte parce qu’elle était enceinte. Il faut dire que pour faire le grand écart, ce n’est pas possible. La seule qui l’a défendue, ce fut Clara !
- Vous savez comment s’appelait cette fille et ce qu’elle est devenue ?
- Isabelle, je crois. Je ne l’ai revue qu’une fois, elle faisait le tapin. Elle était la régulière de Jo, le souteneur le plus en vue de Pigalle.
Raymond le connaissait. Cet homme imbu de lui même faisait travailler plusieurs gagneuses. Il menait une vie de grand seigneur, toujours fringué à quatre épingles. Il trempait dans différentes combines. Il le convoquerait demain.
Soudain, le rideau se leva et la salle fut plongée dans une semi obscurité. Sur la scène, le french cancan battait son plein. Les filles formaient des figures des plus osées : la flèche qui était une critique, à l’origine, de l’église. Elles s’abattaient sur le sol, dans un bel ensemble de volants tricolores, après avoir montré au public leurs jarretières, leur culotte, dans une provocation endiablée. Oui, ces filles qu’on exploitait ouvertement se vengeaient des hommes, des patrons et semblaient faire un pied de nez à toute l’assemblée. Elles retrouvaient donc comme leurs ancêtres, comme la Goulue l’esprit frondeur du peuple parisien.
Dans le chatoiement des étoffes colorées, des strass que portaient les filles, les costumes noirs des danseurs qui faisaient le grand écart, à tour de rôle contrastaient ironiquement. Mais sur le plateau incadescent, tout n’était que musique entraînante, folie et acrobaties calculées. Une revanche des femmes contre les hommes riches et bourgeois qui peuplaient la salle.
Tout d’un coup, la salle s’illumina. Les artistes saluèrent et quittèrent la boite de nuit. Raymond envoya son collègue Daniel dans les loges. Sous prétexte de féliciter les filles, il pourrait apprendre quelque chose. Raymond, quant à lui, alla s’accouder au bar. Il demanda au barman de lui désigner le nommé Jo. Celui ci en fut incapable. Raymond attendait que le dernier spectateur sorte. Il regarda les couples quitter les tables, puis les touristes, enfin les habitués, des hommes seuls pour la plupart se disposèrent à partir. Mais, Raymond intercepta un homme au visage sournois, il reconnut un indict bien connu de la police des moeurs.
- «Riton, tu connais Jo ? Où est il ?
- Il est parti par l’entrée de service !
- Tu sais où il crèche ?
- Grand hôtel de Montmartre !
- Il ne se refuse rien.»
Mais Riton ne souriait pas : il jetait de tous côtés des regards inquiets. Il avait peur de Jo, vraisemblablement.
- Est ce que tu connais Isabelle, sa gagneuse ?
Riton secoua la tête : Raymond le laissa partir.
L’enquêteur Daniel revint. Il avait appris qu’Isabelle logeait chez la mère Pinard : une maquerelle qui tenait un bordel dans la rue Lepic.
Le lendemain, la commissaire Jocelyne accompagnée de Raymond se rendit à la maison close bien nommée «les désirs interdits» !
La tenancière craignait la police des moeurs. Elle tapait aux portes des chambres, prévenant les filles de s’habiller et de descendre. Obéïssantes, elles attendirent dans le salon d’accueil. Instantanément, Jocelyne pensa au tableau de Toulouse-Lautrec qui représentait dans des teintes acidulées des prostituées avec humanité, leur donnant à chacune une psychologie inhabituelle. Jocelyne demanda les noms : une seule répondait au prénom d’Isabelle. Une jeune femme au regard triste, au visage fin et fatiguée. On n’avait qu’à la regarder pour comprendre qu’elle était malheureuse. Jocelyne demanda à la Pinard de la laisser en tête à tête avec Isabelle. Comme un vol d’hirondelles, les prostituées quittèrent le salon pour regagner leur chambre.
- Isabelle, interrogea Jocelyne, où est votre enfant ?
- Il est dans un institution, la Pinard n’a pas voulu que je la garde !
- Parlez moi de Clara !
A ces mots, les yeux bleus d’Isabelle se remplirent de larmes;
- C’est la seule qui m’ait aidée. Quand j’ai été licenciée parce que j’étais enceinte, Clara est allée trouver le directeur du Moulin rouge mais il n’a pas voulu l’écouter. J’ai dû accoucher sous x et le père de l’enfant Jo m’a fait travailler chez la Pinard au début, je n’étais que serveuse. Mais Jo a voulu que je paie seule la pension de ma fille. Je n’avais pas assez d’argent. J’ai dû accepter de faire des passes. Jo m’avait dit qu’on s’installerait ensemble et qu’on recupèrerait ma petite Louise. Alors pour cela, j’ai accepté. Je l’aimais, Jo : j’ai cru à ses promesses. Pourtant Clara m’avait alertée : je ne l’ai pas écoutée.
- Pour vous, qui a tué Clara ?
- Je ne sais pas !
La voix d’Isabelle se troublait, la jeune femme regardait obstinément ses pieds comme si elle avait peur de dire la vérité. Crainte de représailles : peut être !
Raymond suggéra à Jocelyne de trouver immédiatement Jo. Ils grimpèrent la rue Lepic, des artistes célebres avaient habité cette rue. Près du château des Brouillards, ils trouvèrent le grand hôtel de Montmartre. Là, le concierge leur certifia que comme la clé n’était pas au tableau, ils pourraient trouver Monsieur Jo dans sa suite.
L’hôtel comportait toutes les installations les plus modernes. L’ascenseur les conduisait au second étage, où un bel appartement composé d’une grande chambre, d’un salon et d’une salle de bains était occupé par le beau Jo. Jo présentait bien : vêtu d’un smoking foncé, il arborait un sourire affable. Elégant, il s’installa dans un fauteuil confortable et fit signe à Jocelyne et à Raymond de s’asseoir. Grand seigneur, il leur proposa des boissons et des cigarettes. Ils étaient en service : ils refusèrent.
- « Je vous écoute, dit Jo aimablement
- Nous pensons que vous n’êtes pas étranger au meurtre de Clara !
- Vous avez des preuves ?
- Que faisiez vous le 12 février dans l’après midi vers 18 heures ?
- J’étais ici, j’ai un alibi : j’étais en compagnie de Gilberte, la nouvelle meneuse de revue du Moulin
- Oui, mais c’est peut être pour procurer à votre maîtrese Gilberte ce poste que vous avez fait tuer Carla. En plus, vous n’aimiez pas Carla parce qu’elle a défendu Isabelle.
- Isabelle ne compte plus pour moi. J’en avais rien à faire de ce que disait Clara.
- Oui, pourtant vous avez eu un enfant avec Isabelle et vous l’avez incitée à loger
- Il faut te mettre à table Jo !
- J’ai besoin d’un avocat».
Jo sentait que le vent tournait ; il avoua tout. Avec un des boys Gaétan, qui n’aimait pas du tout Clara, il avait imaginé son crime, son alibi. La pauvre Clara avait payé pour son indépendance, son féminisme, sa générosité qui l’incitait à aider les femmes battues, les prostituées, les filles-mères.
Maintenant, elle n’était plus là mais grâce à elle, Isabelle pouvait s’en sortir;
Jocelyne l’aida à se séparer définitivement de Jo, qui fut mis en prison comme le boy Gaétan qui l’avait aidé à s’introduire dans la loge de Clara, à l’insu de tous.